Sécurité sociale : 80 ans de combat pour la solidarité

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Née dans l’élan de la Libération, la Sécurité sociale incarne depuis 80 ans l’une des plus grandes conquêtes sociales françaises, et pour tout dire l’un des piliers majeurs du Pacte républicain. Pensée pour protéger tous les citoyens « du berceau à la tombe », elle a façonné un modèle unique. Mais entre réformes, déficits et mutations du travail, ce pacte républicain est aujourd’hui fragilisé. Retour sur une histoire mouvementée et plus que jamais d’actualité.

Un héritage du Conseil national de la Résistance (CNR)

Tout commence dans l’ombre. En 1943, alors que la France est encore occupée, le Conseil national de la Résistance imagine une société à reconstruire sur des bases nouvelles. Objectif : garantir à chacun les moyens de vivre dignement face aux aléas de la vie : maladie, maternité, vieillesse, accidents du travail et chômage. Ce qui n’est encore qu’un projet devient réalité le 4 octobre 1945. Le gouvernement provisoire de la République française dirigé par le général de Gaulle, adopte les ordonnances fondatrices de la Sécurité sociale. Inspirées du modèle britannique de William Beveridge, elles visent l’universalité : "assurer à tous les citoyens les moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail".

Pierre Laroque, l’architecte d’une révolution sociale

Cette réforme porte la marque d’un homme : Pierre Laroque, haut fonctionnaire gaulliste, résistant et visionnaire. Il conçoit la Sécurité sociale non comme une simple couverture des risques, mais comme une véritable garantie de liberté. La liberté de ne pas tomber dans la pauvreté en cas de maladie, d’accident ou de vieillesse. Pierre Laroque défend alors une idée forte : "la liberté ne vaut que si elle s'accompagne de la sécurité". Ce système ambitieux repose sur un principe simple : chacun cotise selon ses moyens, chacun reçoit selon ses besoins. C’est une rupture avec l’assistance caritative ou les mutuelles corporatistes du XIXe siècle. En 1945, malgré l’opposition des professions libérales, du patronat, et de certaines mutuelles qui freinent la création d’un régime unique, les salariés du privé sont couverts. On aboutit finalement à une coexistence de régimes, avec le régime général pour les salariés du privé en colonne vertébrale. Il s’étend ensuite à d'autres catégories : fonctionnaires, agriculteurs, indépendants…

Une construction patiente pour un modèle envié… mais coûteux !

Contrairement aux apparences, la Sécurité sociale ne s’est pas imposée en un jour. Les résistances furent nombreuses, notamment du côté du patronat et de certains syndicats autonomes. Il faudra des décennies pour atteindre une couverture quasi universelle. Dans les années 60, la généralisation de la couverture maladie progresse. En 1978, l’assurance maternité est étendue à toutes les femmes, salariées ou non. La généralisation de l’assurance maladie à tous les résidents, y compris les plus précaires, n’interviendra qu’en 1999 avec la création de la Couverture maladie universelle (CMU), qui consacre un droit à la santé pour tous les résidents stables, puis de la Protection universelle maladie (Puma) en 2016 qui simplifie l’accès aux soins en supprimant les démarches liées à l’activité professionnelle.

Cette lente extension a un coût, et elle permet à la France de bâtir un modèle unique en Europe : un haut niveau de couverture des risques sociaux, financé par la solidarité professionnelle via les cotisations. Aujourd’hui encore, la France se distingue par son modèle de protection sociale financé principalement par les cotisations sociales et non par l’impôt.

Avec plus de 600 milliards d’euros de prestations versées chaque année, la Sécurité sociale est le premier budget public français. Elle couvre quatre grandes branches : maladie, vieillesse, famille et accidents du travail/maladies professionnelles. À cela s’ajoute le recouvrement des cotisations, assuré par l’Urssaf.

Un pilier républicain fragilisé

Mais ce modèle est sous pression. Depuis les années 1990, les réformes se succèdent pour tenter de réduire les déficits, adapter le système aux nouvelles réalités économiques et démographiques : allongement de la durée de cotisation pour les retraites, maîtrise des dépenses de santé, création de la CSG pour diversifier le financement.

Le vieillissement de la population – en 2040, un tiers des Français auront plus de 60 ans – et la précarisation de l’emploi fragilisent l’équilibre. À cela s’ajoute le coût croissant de l’innovation médicale, l’explosion des maladies chroniques, et plus récemment les dépenses liées à la crise du Covid-19.

Mais cet édifice est fragile. Depuis les années 1990, la question de la soutenabilité financière de la Sécurité sociale revient comme un refrain et les réformes se succèdent pour réduire les déficits, adapter le système aux nouvelles réalités économiques et démographiques : allongement de la durée de cotisation pour les retraites, maîtrise des dépenses de santé, création de la CSG pour diversifier le financement. Le vieillissement de la population (un tiers des Français auront plus de 60 ans en 2040), le développement des maladies chroniques, le coût des innovations médicales, mais aussi la précarisation de l’emploi pèsent sur les comptes.

Résultat : déficit chronique, dette sociale, et débats récurrents sur les “trous” à combler. Pourtant, l’obsession de l’équilibre budgétaire masque souvent une réalité : la Sécu joue un rôle d’amortisseur socialde crise majeur. La pandémie de Covid-19 l’a montré de façon spectaculaire : en quelques semaines, l’Assurance maladie a mobilisé des milliards pour financer les tests, les arrêts de travail, les campagnes de vaccination. Le "quoi qu’il en coûte" n’a été possible que parce que la machine était là.

Pourquoi il faut défendre la Sécurité sociale

La Sécurité sociale n’est pas qu’un système de gestion des risques. C’est un choix politique, un pacte intergénérationnel, un ciment de cohésion indispensable. Elle incarne une certaine idée de la République : une société où personne ne tombe sans filet. Face aux défis du XXIe siècle – transition écologique, ubérisation du travail, accroissement des inégalités – elle reste une boussole précieuse.

Mais pour qu’elle continue de jouer ce rôle, il faut la moderniser sans la détricoter. Cela suppose de repenser le financement, d’élargir la base de cotisants, d’inclure les nouvelles formes d’emploi, de mieux articuler prévention et soins. Et surtout, de refuser les discours qui opposent solidarité et efficacité, protection et compétitivité.

Et ailleurs ? La France face aux autres modèles

En Europe, les systèmes de protection sociale varient. Le modèle français, dit « bismarckien », repose sur les cotisations sociales. L’Allemagne fonctionne de façon similaire, mais avec un système plus concurrentiel de caisses. Les pays nordiques, comme la Suède ou le Danemark, privilégient un modèle dit « beveridgien », financé par l’impôt et géré par l’État.

Le Royaume-Uni, avec son NHS (National Health Service), offre un accès gratuit, mais subit un sous-financement chronique. Quant aux États-Unis, le système reste profondément inégalitaire, avec une couverture privée coûteuse et des millions d’Américains sans assurance suffisante, en dépit des avancées de l’Administration OBAMA (loi sur la protection des patients et les soins abordables).

La France se distingue par un taux de reste à charge parmi les plus bas de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Mais cette performance a un prix. Et une fragilité : elle repose sur l’adhésion à un pacte de solidarité qui s’effrite à mesure que l’individualisme gagne du terrain.

Un pacte à réinventer, pas à enterrer

Aujourd’hui, la Sécurité sociale est à la croisée des chemins. Certains prônent une privatisation partielle ou une responsabilisation accrue des usagers. D’autres, défendent une refondation solidaire, en adaptant les modes de financement à l’économie contemporaine : fiscalité écologique, taxation des plateformes numériques, cotisations élargies.

Mais il y a une ligne rouge à ne pas franchir : celle qui ferait basculer la Sécu d’un système collectif à une assurance individuelle. Car la Sécurité sociale n’est pas un contrat entre clients et fournisseurs. C’est un engagement universel et réciproque entre citoyens.

80 ans, et après ?

Fêter les 80 ans de la Sécurité sociale, ce n’est pas céder à la nostalgie. C’est rappeler qu’en 1945, dans un pays ruiné, des femmes et des hommes ont osé l’audace sociale. Ils n’avaient ni les moyens, ni les garanties de succès, mais ils avaient une vision. C’est saluer l’invention d’un choix de société, et se demander comment la faire vivre au XXIe siècle. À l’heure des crises climatiques, de l’ubérisation du travail et des tensions sociales, elle reste l’un des rares espaces de solidarité réelle.

Alors que certains rêvent d’un État minimal, il est plus que jamais temps de réaffirmer ce choix fondamental : celui d’une société qui protège, qui soigne, qui compense les inégalités au lieu de les creuser. Ce n’est pas un héritage à préserver comme un musée. C’est un bien commun à réinventer.

Le choc pandémique : preuve par l’épreuve 

En 2020, la Sécurité sociale a joué un rôle de bouclier. Grâce à elle, la France a pu financer des tests massifs, indemniser les arrêts maladie, couvrir les coûts de la vaccination, soutenir les hôpitaux. Un engagement exceptionnel, mais qui a alourdi une dette déjà conséquente. 

Cette crise a aussi remis en lumière l’utilité d’un système universel, réactif et robuste. La Sécu a démontré qu’elle n’était pas un luxe, mais un levier de résilience collective. Pourtant, dès la crise passée, les appels à la rigueur sont revenus. L’équation reste la même : comment préserver la qualité du système sans explosion des dépenses ?